Prendre de la hauteur. Le contraire de prendre de haut. Jusqu’à preuve du contraire, les montagnes nous soulèvent. N’en déplaise aux conteurs de success stories. En marchant plus haut nous voulons voir plus loin. Quel est le Graal du randonneur ? Le panoramique, pardi ! Et vous, n’avez-vous jamais été tenté de tout voir ? Quitte à ne plus rien avoir ? Lorsqu’il s’agit de s’élever, le manager contemporain s’allège. Cet allègement me paraît salutaire bien plus que la vue réputée, comme le serait une place forte, imprenable. Infantile quête du « surplomb » dont le romantisme maquille notre incoercible pulsion dominatrice de l’environnement.
Ce que nous redécouvrons en montant, s’apparente à ce que nous éprouvons au contact de la nature : la symbiose. Vécue en hyperbole. En montagne, l’expérience symbiotique palpite plus fort à chaque pas. Plus vous grimpez, plus vous éprouvez le relief, en vous. Les cimes découpées semblent épouser votre encéphalogramme calqué sur votre excitation contemplative.
Les organisateurs du dernier Congrès national du CJD ont osé les alpages : plus de 1600 dirigeants transhument vers autant de mètres le 24 juin 2016. Ce jour là, La Clusaz a vu des patrons chanter, randonner, assister à des conférences, dévaler, (se) poser des questions, pâturer… Inspiration.
Croyez-moi, l’intervention de Luc Schuiten, architecte Bruxellois, qui de sa vie a fait une poésie future, aura marqué son public –attentif, pressé dans un bar alpin – et cette journée sous le sceau de l’oxygène bonifié quoique raréfié là-haut. Luc Schuiten nous projette aux cités des merveilles. Ses dessins aux crayons de couleurs donnent à voir Sao Paulo, Bruxelles ou Lyon à l’orée du XXIIè siècle. Où les jardins verticaux se substituent aux chancres, les artères redeviennent fluides, les potagers légion, où les arrondis s’harmonisent. Télé-féériques, ses initiatives ne le sont pas moins ; archiborescent, il est humain-au-vivant-connecté. Sillonne la capitale européenne à 60kmh dans une voiture à pédales, lévite dans son jardin au faîte de ses arbres sans autre énergie que celle de son cerveau, « donne des ailes », littéralement, aux participants de sa fabrique à OVNI : ornithoplane quadri-ailé, aéroplume et autre zeppelin en forme de raie Manta prennent réalité et envol dans son immense atelier-hangar.
L’audience des jeunes dirigeants s’esbaudit ci-devant Léonard De Vinci, réincarné, si devin de notre monde à venir. A la question posée par une dirigeante curieuse de comprendre pourquoi les collectivités auront si peu donné suite à ses projets fous, le septuagénaire répond, sincère : « parce que j’habite en 2100 ».
En l’écoutant voir loin m’est revenu l’idée que nos villes nivellent. Nos cités expurgent. Essentiellement anti-naturelle, la ville circonscrit les arbres et parterres de fleurs, parque jardins et pelouses, souvent « interdites », enserre le printemps mais laisse fuiter quelque « coulée » verte pour donner le change. Monnaie qui ne devrait plus singer le citoyen. Militant en herbe pour le retour des chevaux sur les axes, cochons et poules dans les cours intérieures, abeilles sur les toits… et potagers un peu partout, à commencer par les cours d’école par trop goudronnées.
Le parisien en week-end ne s’émeut guère plus du prosélytisme néo-provincial vantant l’urgence de renouer avec la vie. « Dans ville il y a vie » clamait, a contrario, un slogan de distributeur comme pour conjurer l’évidence. Soit dit en passant, l’art publicitaire consiste moins à vendre du rêve qu’à prendre la réalité à revers.
Signe du temps, le dilemme frappant récemment la municipalité de Detroit intimée de choisir entre la cession de ses collections d’art et la banqueroute. Cette même ville a vu éclore, concomitamment, de salvatrices (?) initiatives agro-citoyennes à la reconquête vivrière de ses sols jadis dévolus à l’industrie automobile. Histoire américaine, reflet exagéré de notre destinée européenne ; nos pouvoirs publics s’enorgueillissent de mener des politiques culturelles urbaines volontaristes. Et seraient bien inspirés d’encourager de véritables initiatives agricoles à l’avenant.
Ainsi le citadin de demain (7 habitants sur 10 sur Terre) réconcilié avec sa ville-alliée-de-la-nature ne devrait plus éprouver le même impérieux besoin de prendre la clé des champs. Aujourd’hui, le néo-rural, repu de nature, se languit du bouillonnement culturel des mégalopoles. On voit bien l’opération de vases communiquant à accentuer en vue de conférer plus de racines aux urbains et plus de sève aux ruraux. De la surface agricole utile et partagée pour les uns, des convois culturels mobiles pour les autres. Opération qui semble épouser la courbe de l’épopée humaine et de notre immarcescible tentation de nous ériger. Oui, tu as bien lu, homo erectus.
Les réflexions qui précèdent ont surgi à la confluence des alpages et des utopies* urbaines. C’est à dire en altitude alias refus de la platitude. Marcher en montagne revient à valider notre voûte plantaire (désolé pour les lecteurs aux pieds plats !). Adieux trottoirs, escaliers, immeubles à angles droits, esplanades et marmoréennes galeries… bonjour sentes, pierriers, éboulis, racines, arrêtes et ubacs… les nostalgiques de notre ancestrale démarche – nus pieds – se consolent grâce à l’artefact de quelques chausseurs dont les godillots vous promettent le déséquilibre. N’étaient les MBT –c’en est la marque la plus connue- la ville impose sa fonctionnalité au temps comme à l’espace : elle planifie et aplanit. Lisse jusqu’à la diversité architecturale. Même les couleurs sont traitées en aplat. Enseignes, devantures, structures en aluminium, les couleurs affichées par et dans la ville se veulent univoques. Le vert de l’enseigne Body shop** simplifie à l’extrême celui des conifères savoyards, composite de plusieurs verts, dissimulant imparfaitement le marron des branches, du tronc et autres reflets bleus et gris au revers des épines…
Luc Schuiten et plus largement ce Congrès du CJD, nous auront permis de prendre de la hauteur. Non pour nous enjoindre de construire nos vies avec l’arrogance des architectes qui prévaut à Shangaï et Dubaï mais dans l’idée d’y incorporer comme dans nos villes, plus de nature, un relief organique.
*L’utopie, plutôt qu’un « rêve inatteignable » pouvant se définir comme un bienfait non encore expérimenté.
**le « vert Body Shop » a statut de référence pantone